Ivan Bounine, le
slavophile réaliste
« Ce n’était pas,
semblait-il, sa maladie qui le déprimait ainsi, mais bien plutôt le spectacle
de l’immense misère, de la grande laideur qui, depuis des siècles, pesaient sur
cette ville et sur toute la région. Seigneur Dieu, quel pays ! » lamentation
extraite de Le village, prononcée par Kouzma, personnage du livre.
Découvrez
les troubles de la Russie révolutionnaire sous un jour plus réaliste que la
réalité même.
Bounine
nous plonge au cœur de la campagne, au sein de la société russe encore féodale.
Les rumeurs du vent nouveau venant de Moscou et de la ville se font entendre au
village. La tempête commence discrètement à prendre vie au cœur de la Russie
centrale bien connue de Bounine mais elle n'éclate pas encore au moment de son
récit, qui prend place après 1905. Le village est publié en 1910.
Ne
vous méprenez pas : la Révolution comme fait historique court toujours,
mais en arrière plan. Elle défigure la Russie du XX ème siècle et Bounine en la
dénonçant défigure à l'aide d'une plume acérée le mythe du moujik, paysan
vertueux et héroïque tel que présenté par les slavophiles Tolstoï et
Dostoïevski. Jusqu'alors, à leurs yeux, comme à ceux de la majorité des auteurs
russes du XX ème siècle le moujik représente le dernier gardien de « l'âme
russe », véritable cœur du mouvement révolutionnaire alors entendu comme
un moment salvateur et libérateur.
Ici,
nulle vision idéalisée ; il n'empêche qu'elle demeure poétique. C'est de
la prose noire en trois parties totalement équilibrées pour assurer une
rythmique, une musicalité perverse à cette descente aux enfers. Elle est
double : c'est celle de deux frères, l'un demeuré au ténébreux village
Dobrovska, l'autre y revenant. La première partie est un ricochet de petits
chapitres de trois pages alors que nous suivons Tikhon, le premier frère,
propriétaire terrien voulant fonder et faire perdurer sa fortune matérielle.
Vers la moitié du livre, la
« réconciliation » avec son frère Kouzma survient. Le restant de
l'ouvrage nous transporte aux côtés de l'autre frère : au fil du voyage de
Kouzma pour rejoindre Dobrovska (le village) et retrouver son frère, la taille
des chapitres subit un déséquilibre. Ceux exposant la pensée horrifiée de
Kouzma sont plus longs comme de sourds battements de cœur et font palpiter le
récit.
Ici, nulle aventure à la Michel Strogoff : ici nous
embrassons les âmes, la psychologie. Comment une pauvreté extrême engendre-t-elle
une cruauté et une violence de tous les instants, autant des paroles que dans
les gestes? Comment un russe éduqué et clairvoyant, non illettré à l'instar de
la majorité de la population, est-il désoeuvré face à son pays brisé ?
L'oeil
dévorant de Bounine défait de tout prisme déformant reste malgré tout amoureux
de son pays, de son paysage presque rédempteur qu'il ne cesse de parcourir avec
délectation. Il est en cela un slavophile réaliste, dignement récompensé en
1933 d'un prix Nobel de littérature.
Si
vous êtes adorateur de la prose, lisez Bounine ! Si vous êtes adorateur de
la Russie, lisez Bounine ! Si vous êtes adorateur du réalisme, lisez
Bounine !
Le
ténébreux et dantesque village de Dobrovska vous attend !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire